Aller au contenu

Chantal Montellier

Je réalise, en 1972, sans grand plaisir ni conviction mais avec application, une petite bande dessinée sur un scénario d’Alain Scoff qui est un ami de Wolinski. Cette BD sera publiée dans Charlie Mensuel. Lorsque je livre le travail, j’apprends qu’un certain Guy Pellaert cherche quelqu’un pour remplacer son assistante, Liz Bilj, qui le quitte. (Je retrouverai la trace de cette dessinatrice quelque temps plus tard dans la revue Ah ! Nana pour laquelle elle réalisa souvent, avec un talent certain, les couvertures.)

Je décide de me présenter et suis aussitôt engagée. Pourtant mon dossier est encore bien maigre…

Je ne sais rien de cet artiste dont le style s’apparente au Pop art et au psychédélisme. Je découvre Les aventures de Jodelle dont l’héroïne est un avatar de Sylvie Vartan, suivi en 1967 de Pravda la survireuse dont le modèle est cette fois Françoise Hardy, deux stars du show biz. Ces deux albums, avec leurs couleurs criardes, me semblent un tantinet vulgaires. Et puis, à cette époque je ne jure que par Léo Ferré, Marc Ogeret (chantant Aragon), Hélène Martin (chantant Jean Genêt)… Ce belge américanisé est, à mes yeux, un instrument du Marché et me voici sa « petite main » ! Cela ne me plait guère, mais j’ai besoin de ce travail. Ce que gagne le Pierre C. au théâtre suffit d’autant moins à nous faire vivre, qu’il dépense presque tout en restaurants et bouteilles de chablis… “Plop” ! Comme il a intitulé l’un de ces romans. “Plop ! relate une journée d’Antoine. Un difficile lendemain de cuite. Un réveil impossible ? Ce roman douloureux avait pour premier titre Deux ou trois rendez-vous. Pas sûr qu’Antoine ne rate pas le troisième : un rendez-vous avec lui-même.” Écrit Pierre Hild, de ce roman dans la Matricule des anges.

Guy Peelaert est, à cette époque, un quadragénaire sympathique et séduisant aux allures de jeune homme. Lorsque je débarque rue du Commandant Mouchotte ou il habite, à deux pas de la gare Montparnasse, on vient de lui passer commande d’une pochette de disque pour les Rolling Stones : It’s Only Rock’n Roll. Cet album est le douzième du groupe britannique et il est produit par Mick Jagger et Keith Richards. Guy ne sait trop quoi faire et on cherche des idées ensemble.

J’ai finalement le privilège de choisir parmi les maquettes et mon choix se porte sur celle où les stones, débraillés et alcoolisés, descendent un escalier monumental sous une double haies d’admiratrices leur jetant des fleurs.

Guy est très riche en albums photos, notamment de cinéma. Je vais pouvoir puiser la documentation à l’intérieur. Comme il opère d’après des montages photos, le travail à faire suppose de très nombreuses manipulations et une collaboration étroite avec un labo photo près de la rue de Rennes, où les images –tirées exclusivement en noir et blanc sous exposé- sont agrandies ou réduites pour trouver leur juste place dans la réalisation finale. Ce travail, méticuleux et fastidieux, m’échoit. Ensuite, quand tout est en place et qu’un cliché de l’ensemble a été réalisé, le Maître s’empare de son aérographe et « peint » l’ensemble.

Je devais gagner un peu moins de mille francs par mois alors que je travaillais une dizaine d’heures par jours ! Peelaert, qui déjeunait chaque jour au restaurant, payait nos deux repas, car le déjeuner était un important moment d’échange autour du travail en cours et il souhaitait donc que je l’accompagne. J’appris alors énormément de choses derrière les tables de chez Maria, rue du Maine.

J’étais très étonnée de la façon dont Peelaert vivait. Son appartement de trois grandes pièces au rez-de-chaussée d’un immeuble locatif de la rue du commandant Mouchotte, dans le 14e arrondissement, (l’un des plus grands de la capitale, où vivent plus de 1000 personnes), n’était meublé que de tables à dessin et de tabourets, de matériel pour le dessin, la peinture. Pas de placards, de fauteuils, de bibliothèque… Pas de livre ! Les murs étaient nus. Ni affiche, ni photo. Juste, dans un coin de mur, une petite photo de son père, bourgeois belge en tenue d’équitation, monté sur un magnifique cheval.

Dans sa chambre, un matelas à même le sol ! La plupart du temps, c’était moi qui le réveillait en arrivant vers 9/10 heures et en frappant à la porte. Il passait ses nuits dans les pubs et les clubs de Saint Germain ou Montparnasse, le bar à cocktail de la rue Delambre, Le Rosebud, était l’un de ses préférés.

Peut-être que Guy possédait un château ? Une chasse en Sologne ? Une somptueuse villa sur la côte Normande ? Un appartement luxueux à Bruxelles ? Mais alors il n’y allait jamais !

J’étais un peu sidérée. Comment un homme déjà bien mûr, qui exposait dans les principales capitales de la planète, qui réalisait la pochette d’un disque vendu à des centaines de millions d’exemplaires dans le monde entier porté par le succès d’un groupe à son apogée, pouvait-il vivre ainsi ? Sans rien, dans cet espèce de dénuement ! C’était incompréhensible. Aujourd’hui je crois mieux comprendre pourquoi quand je regarde le montant de mes droits d’auteurs et celui de ma retraite… “Pierre qui roule n’amasse pas mousse” et n’est-ce pas… It’s only rock an roll !