Extrait du récit autobiographique Par la bande, à paraître.
Début 70, je suis encore prof d’art plastique… Annecy, Le Fayet, Bonneville ou je ne rejoins finalement pas mon poste, entrainée vers Paris par l’homme que j’ai épousé et que j’appelle, en mon for intérieur, Le Ricaneur, tant sa capacité à rire de tout et à déclencher l’hilarité est grande. Les femmes sont sa cible privilégiée, surtout celles qu’il a quittées, mais cela ne me trouble pas outre mesure. Pour moi il ne deviendra Sadix-le-Ricaneur que plus tard, lorsque je ferai, à mon tour, les frais de son ironie meurtrière.
Nous nous retrouvons dans une institution du côté de Thiais, le Hameau de Grignon. Un ancien château reconverti en boîte à cancres. Nous y sommes enseignants le jour, lui d’anglais moi de dessin, et surveillants la nuit, car il y a des pensionnaires et nous avons un logement de fonction près des dortoirs. Les soirées sont occupées par des animations avec les élèves ; peinture, jeux d’échecs et de cartes, théâtre…
L’appartement qui nous est octroyé est assez vaste, et même s’il est sombre je peux y travailler à des projets personnels de dessin et de peinture.
Je participerai, avant de quitter Grignon en 1973, à une exposition au Grand Palais, dans le cadre de la Jeune Peinture que présidait alors Gérard Fromanger, un peintre de la Nouvelle Figuration.
Le Ricaneur, qui veut faire du théâtre et a des projets précis de ce côté-là, décide de rendre NOTRE tablier. On perd deux salaires d’un coup, mais on a des rentrées en perspectives. Lui en jouant dans une pièce d’Alain Scoff au théâtre Mouffetard, moi avec le dessin.
Grâce à l’un de mes collègues, Aimé Marcellan, j’ai commencé à faire du dessin de presse dans le journal où il publie : Combat Syndicaliste, l’organe de la CNT. Ces dessins, à défaut d’argent, remportent pas mal de succès et je peux espérer, en publiant dans des journaux susceptibles de me rémunérer, retrouver un salaire.
Je n’ai pas vraiment conscience que je suis la première du genre, aucune femme jusqu’à moi ne s’était risquée dans le domaine du dessin politique, territoire de tout temps réservé aux seuls hommes. Je ne me doute pas que je vais essuyer les plâtres et déclencher des réactions violentes, de l’agressivité, de la jalousie, de la haine aussi, parfois.
Le Ricaneur et moi louons un minuscule deux pièces dans un immeuble du 4e arrondissement, rue Pavée, au sixième étage. Il n’y a pas assez d’espace pour entreposer mes toiles que je confie à un élève de Grignon, Lionel Hoebeck, qui deviendra plus tard éditeur.
Mes tableaux vont chez ce garçon et aussi dans la maison, spacieuse, de l’un de ses copains dont j’ai oublié le nom. Je ne pourrai jamais les récupérer quand, enfin, j’ai suffisamment d’espace pour les loger. Ils se sont tous volatilisés ! De toutes façons j’ai enfourché un autre cheval et c’est le dessin politique, sous toutes ses formes, qui me transporte.
Je publie rapidement dans différents journaux, de l’Humanité Dimanche à l’Unité. La période est au programme commun de la gauche, ce qui crée des passerelles d’un journal à l’autre, du PC au PS, du PS au PSU…
Bien sûr, je ne fais pas le même type de dessins pour l’Huma, la Nouvelle Critique, l’Unité ou Maintenant, l’hebdo de Paul Noireau. Plus politiques pour les uns, plus sociétaux pour les autres. Plus ou moins engagés en fonction des supports.
Par ailleurs la bande dessinée vient me chercher via la secrétaire d’un nouveau support “Ah ! Nana”, destiné à accueillir des œuvres féminines. C’est Anne Delobel, compagne et inspiratrice de Jacques Tardi pour la série Adèle Blanc Sec, qui sonne à ma porte. Le projet m’intéresse et je donne mon accord.
Je commence, entre la presse et la bd, à être surchargée de commandes et de travail. Je sollicite beaucoup Le Ricaneur avec lequel la relation, par ailleurs, tend à se dégrader. Il est coureur, aucun jupon passant à sa portée ne doit lui échapper. Certaines femmes, harcelées, viennent jusqu’à s’en plaindre auprès de moi, comme Anne P., maquettiste de la Nouvelle Critique et qui habite le même immeuble que nous, près de la gare Montparnasse.
Humiliée et cocufiée en permanence, ridiculisée, mon tour semble venu, après celui de sa première épouse, Chantal C., qu’il plaque du jour au lendemain sans un mot d’explication, celui de Gisèle M. qu‘il installe dans notre appartement alors que je suis à Annecy, puis abandonne de façon tellement brutale qu’elle se retrouve à l’HP d’où son père viendra la sortir ! J’en passe… Par ailleurs il rentre assez systématiquement ivre de ses soirées au théâtre.
Ma vie privée devient un enfer, mais je n’ai pas les moyens de m’en libérer. Seule dans une grande ville que je connais mal, sans vrai ami ni famille, avec une charge de travail considérable, je ne tiendrai pas le coup. Je dois donc subir. La relation vire au sado-masochisme.
Je ne suis pas sure de moi côté texte et le sollicite souvent, mais l’aide qu’il consent à m’apporter se paie très chère ! Avec le temps, peu à peu, je m’autonomise, mais ce travail de libération est lent et la situation, elle, est intenable. Une vraie torture.
Finalement c’est lui qui vers 1978, me quitte pour une fausse rousse au porte-monnaie bien rempli. Il pratique comme à son habitude, un largage sans douceur ni parachute, avec ricanement à l’appui. Je n’ai ni la force, ni le courage, ni les moyens de me battre. Prendre un avocat, me lancer dans un procès sont choses hors de ma portée. Je suis à terre. Une femme battue, cocue, rompue de plus.
Quelle importance ?
Lorsqu’il m’arrive de m’en plaindre je passe pour une paranoïaque. C’est la double peine : massacrée et traitée de folle !
Aujourd’hui encore je m’interroge. Pourquoi une telle violence, un tel sadisme ? Je n’ai pas compris à l’époque qu’il souffrait d’épilepsie. Oh ! pas des grandes crises spectaculaires comme celles de ma mère, crises faciles à identifier pour ce qu’elles étaient. Non, il n’a pas de convulsions. C’est une épilepsie à “bas bruit” si j’ose dire. Discrète. Presque invisible. Un risque de mort tout de même.
La crise arrive, il se sent “partir” et perd conscience pour une dizaine de minutes. La chute peut, à chaque fois, être mortelle : tomber du quai sur les rails du métro, se faire écraser en traversant la rue s’il y a perte de conscience, avoir un accident de voiture mortel, ce qui a failli nous arriver deux ou trois fois. J’ai réussi, entre Annecy et le Fayet, à éviter le ravin alors qu’il s’était effondré sur le volant de la deux chevaux !
Il ne disait rien de ses crises. Les cachait derrière un masque et des grands sourires. Parlait de coup de fatigue, d’ivresse… Il avait toujours une bonne explication à fournir, et cela avec humour. Il jouait son rôle à la perfection et ce qui avait failli être un drame finissait en éclat de rire. En ricanement plutôt.
En 1979 je publiai un album, Shelter, qui attira l’attention du grand prêtre d’Apostrophes, Bernard Pivot. Je fus invitée à une émission sur le nucléaire, “le chantage atomique”, en compagnie de quelques notables dont Bertrand Goldschmidt le conseiller du prince, Giscard d’Estaing. Je m’en sortis plutôt bien aux dires de ceux qui la virent, trop bien peut-être ? Quelques jours plus tard les coups (bas) commencèrent à pleuvoir. Une rumeur se répandit à la vitesse de la lumière : “Chantal Montellier n’écrit pas ses textes elle-même, elle est incapable d’aligner deux phrases correctement, c’est une buse… Une esclave sexuelle analphabète !” Les rires fusèrent de partout. On m’invitait dans des émissions radio pour me ridiculiser, des photos de moi en tenue d’Eve circulèrent… Et Sadix-le-Ricaneur, ricanait, ricanait, ricanait…
Je ne me relèverai jamais complètement de ce lynchage et en porte encore les stigmates, quelques trente cinq ans plus tard.