“La voiture qui nous emmène au crématorium Charlotte, Gérard et moi, traverse des paysages qui me sont connus. Tu m’avais même, cher papa, fais faire un tour dans ce coin en moto. La chose était suffisamment exceptionnelle pour m’avoir laissé un souvenir impérissable. J’avais une dizaine d’années, c’était l’été, j’étais en short et portais une longue queue de cheval attachée très haut sur la tête. On me trouvait jolie, pas toi. Nous sommes allés nous baigner. Il y avait du monde à cette rivière, des familles surtout, beaucoup d’enfants tous en maillot de bain multicolores. Moi j’étais en slip blanc petit bateau qui baillait de partout et j’étais morte de honte, ce qui t’a exaspéré : « Je ne t’emmènerai plus te baigner si tu fais toutes ces histoires ! »
Et en effet, tu ne m’emmèneras plus jamais me baigner. Bien fait ! Je n’avais qu’à me réjouir d’être en slip (trop large) au milieu des maillot de bains dernier cri.
Abandonnée de toi après tout tes efforts héroïques, je restais donc sur mon lit dans l’alcôve, avec mes livres, mes images, mes rêveries… mes dessins que personne ne regardait. Je faisais peu peu sécession. Je devenais « bizarre » pour les crétins, qui nous cernent. Mon imaginaire grandissait dans l’ombre, comme une plante un peu vénéneuse et étrange, qui occupa bientôt un espace excessif, colonisant chaque centimètre carré de l’appartement et le rendant pour moi, tout simplement, habitable, vivable. Kafka doit savoir ce dont je parle ?
L’Imaginaire contre le réel quand le réel devient mortel !
Folie ? Non, défense. La dernière.”
CM