Père pourquoi m’as-tu abandonnée ?
Extrait de texte de mon récit autobiographique, LA RECONSTITUTION, à paraître chez Actes Sud en 2014
La situation à la maison continuait à se dégrader inexorablement. Mon père s’absentait de plus en plus, ma mère souffrait de plus en plus, et il n’y avait aucune solution. Aucun espoir.
Mon père tentait depuis quelques années déjà de remonter la pente. Vers le milieu des années 50 il avait suivi des cours par correspondance prodigués par un institut technique reconnu. Le directeur des études était un ingénieur diplômé. J’ai conservé le papier certifiant que Monsieur Auguste Montellier a pris part aux cours par correspondance de “MECANIQUE APPLIQUEE”.
Il est aussi certifié qu’il a fait parvenir toutes les solutions des problèmes donnés dans le cours afin d’être corrigées. Les matières sont nombreuses : Eléments de machines, statistiques, dynamique, résistance de matériaux, constructions mécaniques, dessin industriel, géométrie descriptive, moteurs thermiques, moteurs hydrauliques, turbine, machine outils, physique.
Sa moyenne est excellente et la mention est « très bien ». Ce certificat est daté du 24 mai 1956.
Je revois encore l’auteur de mes jours penché sur son bureau, travaillant, étudiant. Un bureau en chêne massif avec une lampe de métal articulée, une Aronde grise et une moto étaient ses seuls biens du moment à ma connaissance.
Il travaillait tard le soir et même une partie de la nuit et se levait à l’aube pour aller à l’usine. L’usine !!! Lui qui avait une telle allure, une sorte d’élégance naturelle, de la classe… Quelle chute !
Parmi les lettres de lui que j’ai trouvées après sa mort, j’en ai découvert une adressée à sa future femme, Blandine, alors qu’il vivait encore avec ma mère. Il parlait des ouvriers qu’il avait désormais sous sa responsabilité puisqu’il avait réussi, avec les encouragement de sa famille et notamment de sa sœur Juliette, l’employée modèle, à devenir cadre : « Il y en a qui ont de ces trognes ! Je n’arrive pas à les regarder, ils me répugnent eux aussi. »
« Eux aussi » ?
Est-ce que je lui répugnais également avec mon air de cafard écrasé, comme celui en lequel se transforma un jour (ou plutôt une nuit) le personnage de Kafka, Gregor Samsa… « Personne n’a l’air de comprendre que Gregor, malgré son apparence d’insecte, comprend et pense comme un humain. »
N’étais-je pour mon père, à cette période de nos vies, qu’un « monstrueux insecte » tout comme l’auteur de « la Métamorphose » semble l’avoir été pour son père ?
Le mien, de père, changeait. Se redressait. Se retrouvait. Retrouvait peu à peu sa place et sa part dans le monde laissant ma mère brisée derrière lui. Me laissant moi, seule avec elle.
Sa nouvelle épouse était artificiellement blonde, toujours tirée à quatre épingles, les pieds sur terre, la tête dans le porte monnaie.
Ma mère, elle, devint folle. Crises de désespoir, violence contre elle même, défenestration, tentative de suicide au gardénal qu’elle finit, vers le milieu des années 70, par réussir.
En s’enfuyant mon père m’avait promis qu’il me prendrait avec lui sitôt réinstallé, mais il ne tint pas sa promesse. Une fois dans ses meubles, il m’oubliait, m’effaçait d’autant que sa compagne ne supportait pas mon existence. Elle n’avait pu avoir d’enfant, celui de mon père, marqué par le malheur, il lui fallait l’effacer.
Il est vrai que je faisais tâche avec mes idées noires et mes propos bizarres. Fantasque, présumée caractérielle, voire « folle » comme ma mère, j’inquiétais la bourgeoise. Elle jalousait aussi mon talent, ma réussite aux Beaux arts, ma beauté, car pour être un cafard je n’en étais, contradictoirement, pas moins belle.
Ma réussite scolaire fut niée. Mes sentiments et mon existence balayés par cette femme un peu bête, mais bien intégrée, qui incarnait une image de la NORME à laquelle, désormais, mon père se ralliait totalement.
Et puis, pour lui, j’incarnais sans doute aussi trop de mauvais souvenirs, ceux laissés par un passé exécré, honnis, maudit, qu’il fallait oublier. Annihiler.