Philipp Geissler Alençon, le 17 mars 2012
Madame,
J’ai bien regretté de ne pas avoir pu vous rencontrer au dernier festival d’Angoulême.
En effet, même si je suis tombé dans la marmite de la Bande Dessinée, enfant, il y a 45 ans, en rencontrant des héros plus « main stream » que les vôtres, à savoir asterix et tintin (ou plus précisément obelix et le capitaine h) , vos livres m’accompagnent depuis de longues années, et me rappellent qu’il n’y a pas de vie vraie sans révolte radicale contre ce qui dans l’ordre établi mène à la mort. Pas tant la mort physique, élément inévitable de la condition humaine (& animale) mais la mort psychique, la robotisation, l’aliénation, la soumission, l’esclavage, la non pensée, le non désir, le non amour. Et surtout que la forme de cette révolte est tout aussi important eque le fond : En effet l’ "inquiétante étrangeté" de votre dessin, et de la composition de vos planches,votre liberté, participent de façon centrale à la remise en question de la « norme » imbécile qui si souvent nous emprisonne.
Ce n’est pas par hasard, que parmi la dizaine d’ouvrages de votre main, que j’ai pu trouver au cours de mes fouilles dans les bacs des marchands d’occasion, me viennent à l’esprit en premier les « rêves du fou », paru chez futuropolis en 1981 (ah, nos illusions du mois de mai…), et que j’ai dû découvrir peu après (ou avant ?) de m’orienter vers le métier de “psy”…
Je feuillète à l’instant votre « sorcières, mes sœurs » ; et tombe, évidemment, sur camille claudel, 30 ans d’ »asile ». Certes j’ai un faible pour les sorcières ; quand elle était petite, j’ai assuré à ma fille que je pourrais lui trouver une place d’apprentie auprès d’une authentique praticienne de la magie. Plus tard j’ai fait le même coup à ma petite fille, fille de ma fille. Mais j’aime aussi le diable, leur associé au sabbat ; d’ailleurs n’est-il pas adorable, ce bouc rouge sur la page en titre de votre bouquin ? Bien plus sympathique toujours que les curés bleutés du fond.
Une autre raison qui m’a fait devenir un de vos fidèles est mon questionnement douloureux en ce qui concerne les relations entre hommes et femmes, et la violence réelle et symbolique faite aux femmes. Leur infériorisation. Autrement dit la peur que nous autres mâles avons de vous, mais aussi le plaisir difficilement contrôlable qui consiste à soumettre l’autre. Sans oublier cet autre plaisir, celui d’être soumis(e)…
La liberté semble décidément quelque chose que l’humain a un grand mal à supporter, à « gérer », à apprendre..
A ce propos, je viens de relire V pour Vendetta d’Alan Moore et David Lloyd, et je reste émerveillé de la profondeur des réflexions, que j’y découvre sur ces thèmes, tant de la liberté, que de la destructivité, et enfin en ce qui concerne les hommes et les femmes. J’étais retombé dedans, après avoir vu l’usage que font de nos jours du masque de guy fawkes les « anonymous ». Rien que l’utilisation de ce masque dans la BD est une trouvaille géniale, je trouve.
Sur ce genre de sujet et bien d’autres j’aurais aimé bavarder avec vous fin janvier dernier au festival. Tout en sachant bien sûr aussi, qu’ une rencontre dans la foule d’un dimanche après-midi ne se serait guère prêtée à de tels échanges approfondis.
Aussi suis-je reparti sans trop de regret vers Alençon, ou m’attendait mon épouse fidèle, après avoir reçu par Monsieur Groensteen l’assurance, qu’il ne manquerait pas à vous faire parvenir un courrier de ma part.
Excusez si cette lettre est un peu décousue et incomplète
J’aime écrire, mais au malgré ma relation avec vous à travers vos œuvres, depuis des décennies, vous restez tout de même pour moi une étrangère, et tout en tenant à vous saluer, et à vous féliciter de ce que vous avec accompli, dans une position de résistante que j’imagine par moment bien solitaire, j’ai quelque peur de vous importuner voire tout simplement d’écrire dans le vide.
Ce vide que semblent connaitre si bien tant de vos personnages, quasi intersidéral, d’incommunicabilité entre les êtres
Merci toujours d’avoir ainsi crée des pages inoubliables.
Merci aussi d’avoir lu les miennes
A ce propos, je vous joins un texte, plus long, une lettre ouverte à ceux (et celles) qui croient à une vie AVANT la mort, texte que j’ai écrit en décembre dernier, et qui était l‘objet original de ce courrier. En effet, j’essaye de faire circuler ce texte un maximum, espérant pouvoir partager un peu d’espoir avec certains de ses lectrices & lecteurs (y sont également joints quelques extraits de BD de mon cru ; dans une autre vie j’aurais été, je serais, ou je suis ( ?) auteur de BD)
Cordialement votre
Phg
Cher Monsieur,Mon éditeur , Monsieur Thierry Groensteen, m’a fait passer votre belle lettre dont je vous remercie.Elle n’est pas tombée dans le vide, même si, comme vous l’avez compris, je suis un peu trop seule là ou je suis.Feu mon analyste, Madame Eugénie Lemoine-Luccioni me disait : “celui ou celle qui dit l’enfer devient cet enfer pour les autres.”Et aussi :
“l’analyse, la création, libèrent une parole que cette société réemprisonne”.Elle disait vrai.
J’aurais du me taire !
J’ai cru à l’intelligence humaine.
J’ai cru à la BD comme outil de libération.
Deleuze, Foucault, l’anti psychiatrie, et beaucoup d’autres choses
m’avaient laissée espérer que l’on pouvait oser aborder certains sujets difficiles,
douloureux, par le biais de la création artistique.
C’était sans compter sur ceux qui nous gardent !
C’était sans compter sur l’infinie bêtise de l’espèce dite humaine.
Du troupeau peureux de ceux qui se croient “normaux”.La maladie neurologique de ma mère (après un avortement qui s’est mal passé) m’a “initiée” à certaines choses qu’il vaut mieux taire. Comme il vaut mieux taire la souffrance.
Pour que ceux qui profitent de la situation puisent continuer à “jouir sans entrave”.Ma formation artistique, qui m’amène à pratiquer la bande dessinée plus comme une artiste, une plasticienne, m’a aussi joué des tours dans ce milieu et avec ce lectorat sans vraie culture de l’image ou tout est pris au premier degré.Mais enfin, j’ai survécue et suis devenue “sage” puisque décidément il n’y a pas d’autres choix que de rentrer dans une case étroite dont rien ne dépasse.
– Je pense que mon album sur Marie Curie (“la fée du radium”) devrait rassurer les chiens de garde de tous poils sur mon état de santé mental.
– Forme et fond sont très “normalisés” même s’il survit un peu de féminisme, ce terrorisme au féminin !Une artiste dans mon genre peut aussi faire du “normatif”, du rassurant, et c’est cela que nos maîtres attendent de nous, n’est-ce pas ?
– Et nos (mauvais) maîtres ont gagné. Leurs flics ont gagné. La bêtise a gagné. LEUR NORME abêtissante et castratrice, qui transforme
tous les papillons en chenilles, a gagné pour l’instant.Alors…Cordialement.
Chantal Montellier StreiffTexte de Ph G, joint à la lettreLETTRE OUVERTE A TOUS CEUX QUI CROIENT QU’IL Y A UNE VIE AVANT LA MORT
Cela fait maintenant plus de 50 ans que je vis sur cette planète. Il parait qu’une des premières phrases que j’ai dit, à trois ans, quand mon père claquait la porte, à faire tomber des morceaux de plâtre du mur, était : « in dieser Welt muss wohl alles kaputt gehen ». En français ça donne à peu près : « tout se casse un jour dans ce monde » .Eh oui, je suis un de ces étrangers qui viennent manger le pain des Français, même que j’ y ai fait trois enfants avec deux épouses françaises , et y travaille, depuis 1983, à Alençon, dans l’Orne, comme « psychiatre », au service du public.
La « psyché », en français, ça veut dire l’ « âme », et « iatros » vient du grec « médecin ». Quand j’explique donc à mes patients, que je suis un « médecin de l’âme », il arrive qu’on me prenne pour un curé. Il faut avouer que la réalité quotidienne apparaît à beaucoup comme froide et absurde, « sans foi ni loi », sans valeur ni repère fiable et stable. Du coup des gens cherchent en moi pas simplement le technicien spécialiste, qui les débarrasserait de symptômes psychiatriques gênants, mais aussi un « père », dont ils attendent du réconfort, et des conseils sur comment donner un sens à leur vie.
Cette vie « individuelle » de chacun, je n’ai jamais pu la concevoir dissociée, séparée, de son contexte. Nous ne devenons nous-mêmes qu’en relation avec les autres, les parents d’abord, puis la société et l’univers tout entier. Bien avant de choisir mon métier, le Social me paraissait déjà essentiel pour comprendre ce monde. Cette motivation me vient de mes deux parents, qui avaient vécu leur enfance et adolescence dans l’Allemagne Nazie, et qui m’ont appris très jeune, à quel point une société humaine pouvait rapidement se transformer en machine de mort, capable des pires horreurs.
Mon adolescence à moi fut marquée par les remises en question, mais aussi les espoirs, des années soixante/soixante-dix. J’y puise, encore aujourd’hui, une foi profonde en deux valeurs essentielles, complémentaires et souvent contraires, l’amour et la liberté, qui me font ces temps-ci passer pour un rêveur naïf auprès de certains. L’une et l’autre sont en effet considérées, par certains
« scientifiques », comme de pures illusions. Derrière l’ »amour » ne se cacheraient que des motivations égoïstes déguisées, et nos « choix » seraient tout sauf libres, puisque prédéterminés par notre héritage biologique, ainsi que les conditionnements de notre passé. Face à ce point de vue « post-moderne », que je vis comme cynique, nihiliste et déresponsabilisant, j’affirme, avec Erich FROMM, dont j’ai eu le bonheur de lire à dix-huit ans le petit livre « the art of loving » (l’art d’aimer), paru aux Etats Unis en 1956 :
L’amour n’est pas qu’un sentiment, pas plus que la liberté n’est la possibilité de faire n’importe quoi. Mais …
… l’être humain est capable d’apprendre à aimer et à devenir libre.
Apprendre à aimer signifie essayer de connaître l’autre, que cet autre soit un humain, un chat, un arbre, une science, un art, ou l’univers tout entier, et apporter à cet autre ce dont il a besoin.
Rajoutons tout de suite ici, comme vient de le remarquer un de mes fils à la lecture de ce qui précède : l’un des premiers et principaux « autres », que chacun de nous doit apprendre à connaître, dont il doit apprendre à prendre soin, c’est Soi- même. Pas simplement notre reflet dans le miroir, mais aussi nos faces cachées dans l’ombre, nos pulsions, nos « monstres intérieurs », notre « enfant intérieur », nos peurs ; et, au fond de tout cela, notre corps, limité et mortel. Connaissance (et amour) de soi, et des autres, ne peuvent que se développer ensemble.
Ce qui nous pousse à cette découverte de l’autre (et donc aussi des « autres à l’intérieur de soi »), c’est à la fois notre curiosité, notre attraction pour l’inconnu, et le besoin que nous avons de cet autre, puisque chacun de nous est incomplet, sujet à la peur du vide existentiel. Donc en effet, l’amour est toujours aussi « égoïste », puisqu’ aimer apporte quelque chose à celui qui aime.
Cependant, il existe une différence fondamentale entre une relation d’amour, basée sur un échange, réciproque, entre des êtres qui se respectent, qui savent, qu’au-delà de leurs différences, ils ont tous les deux besoin l’un de l’autre, et une relation d’exploitation, ou l’autre est réduit à l’état d’une chose inerte, que l’on méprise, que l’on traite et utilise comme une machine, et dont
on peut tirer profit, sans se préoccuper de ses besoins et désirs, et de ce qu’il peut nous apprendre. Notons que je ne fais pas ici de différence essentielle entre un « autre » humain, animal, végétal, minéral ou même immatériel tel qu’une science ou un art, puisque dans tous les cas il s’agit de savoir, si nous abordons cet autre avec respect, ou avec mépris, autrement dit « d’égal à égal », « à hauteur d’yeux » (comme le disait mon père), ou « de haut en bas », persuadés de notre supériorité. Nous sommes tous capables de l’une et de l’autre, parmi ces deux attitudes fondamentales. A nous de choisir.
Apprendre à être libre signifie justement apprendre à choisir, après observation et évaluation, ce que nous voulons faire, et ce que nous ne voulons pas. Quelles relations voulons nous établir, et avec qui, avec quoi ? Mais aussi jusqu’où voulons nous aller, dans ces relations, et jusqu’à quand ? Etre libre signifie pouvoir s’engager, mais aussi pouvoir se désengager.
En effet, autant un monde gouverné par la liberté seule, prônant comme idéal l’affirmation de soi d’individus considérés comme totalement « autonomes », indépendants les uns des autres, ne pourrait qu’aboutir à un désert froid et mortifère, autant un monde basé sur l’ « amour » et l’engagement, sans la liberté de dire non, de se désengager et de partir, finirait par devenir une prison totalitaire.
Quand, à cinquante ans, j’ai tenté de faire le bilan des décisions les plus importantes de ma vie, qu’elle concernent mes choix professionnels ou personnels, je suis arrivé à la conclusion, que je pouvais considérer chacune de mes orientations comme une erreur, puisqu’elles ont été à l’origine de souffrances, pour moi et pour d’autres, et qu’à chaque choix je me suis logiquement fermé d’autres possibilités, pleines de promesses. Paradoxalement ce constat m’a donné un sentiment de liberté : Certes les conséquences à long terme de nos choix ne sont jamais prévisibles. Mais l’essentiel n’est pas de ne pas faire d’erreurs, il consiste à apprendre d’elles pour ne pas répéter éternellement les mêmes. Chaque vie devient ainsi un chemin compliqué, zigzagant entre différents écueils.
Par contre, avoir, dans notre tête et notre coeur, au moment de chaque choix, à chaque instant de notre journée, et de notre vie, un compas, un repère, qui nous indique ce qui est bien, et ce qui est mal, me parait à la fois essentiel, et
possible, contrairement à tous les discours actuels, qui prétendent, que nous n’aurions le choix qu’entre une vision « moderne » « réaliste » , sans valeur absolue, ou tout et n’importe quoi serait possible, et des dogmes religieux qui voudraient prescrire ce que nous devons faire, et ainsi nous enfermer dans un nouveau moyen âge .
Il y a vingt ans j’ai eu l’occasion d’aller dans des écoles primaires à la rencontre des enfants, très officiellement dans le cadre d’un programme de « prévention des abus sexuels ». Nous étions alors munis d’une vidéocassette intitulée « mon corps c’est mon corps ». L’idée principale, que nous étions censés transmettre, se résumait à : « quand mon corps me dit non, je dis non ». Je me souviendrais toujours de ce petit garçon malin, qui me posait alors la question : « Si dans la cour de récré je tape sur Emilie, mon corps me dit oui ; donc : je continue, n’est- ce pas ? »
C’est en réponse à cette question, puis à beaucoup d’autres, posées par d’autres enfants, que j’ai fini par développer une façon simple de définir le Bien et le Mal, m’appuyant une fois de plus, entre autres, sur mon « ami » Erich FROMM (citons ici un autre petit livre de lui : « The Heart of Man », paru en 1964) , mais aussi sur son prédécesseur FREUD. Ces définitions m’ont été fort utiles depuis, tant dans ma vie personnelle, qu’avec mes patients et collègues. Elles pourraient être considérées comme le plus petit dénominateur commun de toutes les religions, mais aussi des diverses approches philosophiques et athées du sens de la vie, et pourraient ainsi constituer des éléments de base de cette « éthique », mot moderne dont beaucoup se réclament, sans toujours savoir très bien à quoi la référer.
Alors, comment définir le Bien et le Mal ?
A vrai dire, l’essentiel est déjà dit dans les paragraphes précédents. Je pars avec FREUD et FROMM de l’idée qu’il existe en nous (et peut être bien dans toute la matière de cet univers, mais cela mériterait un autre article) deux forces fondamentales, opposées et complémentaires : la pulsion de vie, et la pulsion de mort.
Tout ce qui nous pousse à AIMER l’autre et nous- mêmes, donc à nous connaître et à prendre soin de nous, puis ce qui nous pousse à être LIBRE, à
choisir, qui et quoi aimer, investir, que faire de notre vie, est du côté de la pulsion de vie, et donc du Bien.
Tout le contraire, à savoir haïr, nier, mépriser, TUER l’autre ou soi-même, puis établir avec l’autre (ou soi-même) des relations basées sur la domination, et l’exploitation, que l’on s’y place en position de « maître » ou d’ « esclave », relève de la pulsion de mort, et donc du Mal.
J’entends déjà tous ceux qui rigolent, et ne vont pas tarder à me traiter de « bisounours » ou encore « moralisateur primaire ». Ils ne seront d’ailleurs pas seuls : Je me souviens encore bien de telle psychologue disant de notre travail à l’école , que nous « endoctrinions » les pauvres petits, ou de tel autre « évaluateur » diplômé dépêché sur les lieux par l’Education Nationale, qui trouvait « abusif », que nous considérions la domination de l’autre comme quelque chose de mal.
Puis il y aura ceux, plus sérieux, qui rétorqueront, que la mort est non seulement inévitable, mais qu’elle devient même un bien, quand, épuisés, nous arrivons à la fin de notre vie. Ce qui est vrai, mais ne contredit pas mes définitions. En effet, durant toute notre vie, la pulsion de mort, si nous apprenons à l’apprivoiser, à l’exprimer de façon symbolisée, et notamment par le jeu et par l’art, peut être un rappel utile de notre mortalité finale, de ce moment, ou, à la fin, la Mort cesse d’être une ennemie, pour devenir celle qui enfin nous accueille, nous prend dans ses bras.
Ce qui est Mal, c’est ce qui nous POUSSE à la mort, nous y presse, nous y précipite, nous fait fuir la vie et ses complications. Les suicidaires sont ainsi avant tout des gens trop pressés, pressurisées, par une souffrance morale qui leur devient insupportable, au point qu’ils ne peuvent plus attendre cette fin de vie, qui pourtant nous est à tous garantie. Et quand nous « tuons le temps » à une vitesse de plus en plus étourdissante, ne prenant plus le temps de vivre, de bavarder, de rigoler ; quand nous cherchons à nous remplir de façon frénétique, ou encore quand nous rêvons de ne plus rêver, de devenir des machines, de vivre notre vie dans la répétition, la routine robotique du toujours pareil, nous sommes également sur un chemin de mort.
C’est là que fatalement nous revenons vers le Social, ou, si vous voulez, le Psychosocial, je veux parler de …
….notre « monde moderne »
Notre société qui se dit « libérale avancée », ou encore « néolibérale », et que nous, dans les années soixante-dix, appelions « capitaliste tardive », est basée fondamentalement sur l’argent, et le pouvoir qu’il donne sur autrui, comme seule « valeur ».Certes on y revendique la « Liberté » comme soi-disante valeur absolue, mais, dénuée de toute responsabilité assumée, et privée de son complémentaire indispensable, l’amour, elle dégénère en « droit de faire n’importe quoi ». Le « bien » et le « mal » tel que je viens de les définir, n’ont pas de place dans ce système de pensée. L’être humain, ainsi que la planète entière, n’y existent qu’en tant que marchandises, choses mortes. On peut déposer des brevets sur notre génome, nous obliger à faire pousser des plantes modifiées, sans graines réutilisables, on peut spéculer sur la nourriture, poussant des millions de gens à la famine, on peut détruire la planète entière, toujours au nom de la croissance obligatoire, ce qui signifie rien de plus que le profit à court terme de quelques-uns.
Et dans cet « univers impitoyable » nous sommes censés nous considérer tous les uns les autres comme des concurrents dans un gigantesque « combat pour la survie ».Comme si nous n’étions que des animaux prédateurs les uns vis-à-vis des autres, et que seulement les plus forts, et les plus sans scrupules, donc les plus inhumains, les moins sensibles, les moins vivants, auraient une chance de gagner. Des jeux télévisés tels que « Koh-Lanta », ou « Le Maillon Faible », mais tout autant des consignes pour le management « moderne » des entreprises privées et publiques en disent long à ce sujet.
Le Partage ou la Guerre, il faut choisir :
Vingt pour-cent de la population mondiale gaspillent actuellement quatre-vingt pour-cent des ressources de notre planète, ressources qui touchent à leur fin. L’équation du vingt et unième siècle est simple : soit nous apprenons à partager équitablement, ce qui signifie que les plus riches (moi y compris) révisent très sérieusement à la baisse leur niveau de dépenses (ce qui ne veut pas dire « niveau de vie », car la richesse d’une vie se compte autrement qu’en objets achetés), soit il faudra tuer environ trois à quatre milliards d’êtres humains. Les horreurs du siècle dernier paraîtront ridicules à côté.
On veut nous faire croire que le but de la vie serait de consommer un maximum d’objets dans un minimum de temps. C’est cette caricature mortifère qui reste aujourd’hui du « jouissons sans entraves » de mai 68. Alors qu’à l’époque nous pensions à l’amour libre, dans les prés, ou derrière les barricades, on veut nous vendre à la place des comportements de consommateur « drogué », accroché à sa « came », se remplissant désespérément par tous les trous. S’il y a bien une chose, qui apparait clairement, quand nous tentons d’aider des toxicomanes, c’est que derrière leur « besoin du produit » il y a en fait un grand manque d’amour et de liberté. Sauf que, comme je le disais plus haut, ces deux « choses » ne s’achètent pas, mais s’apprennent, en faisant des efforts, en prenant conscience de nos limites.
Le Développement de Relations Humaines Durables
Bien sûr nous avons tous besoin d’un minimum matériel : de la bonne nourriture, de jolis vêtements, un toit, de la sécurité, des jeux et autres activités qui donnent un sens à notre quotidien, un accès à l’éducation et à la culture sous toutes ses formes. Mais ce qui nous manque le plus, à nous autres gavés d’objets, ce sont des relations interhumaines fiables, d’égal à égal. C’est ainsi que j’en suis arrivé à dire, que le Développement de Relations Humaines Durables et une des priorités à mettre sur nos drapeaux, le reste du « Développement Durable » n’étant en réalité souvent qu’un nouveau déguisement du « toujours plus », cette fois peint en vert.
Le Syndrome d’Auto-Exclusion
En effet, parallèlement à l’idéologie consumériste mortifère s’est développé l’idéal d’un individu « autonome », « indépendant », qui n’aurait besoin de personne. Jean FURTOS, un de mes collègues psychiatres, qui à Lyon travaille depuis des années sur ces questions, a décrit cette attitude « moderne » sous le terme de « Syndrome d’Auto-Exclusion », ou encore « Syndrome d’Autisme Social ». Il parle même du « Camps de Concentration portatif » que chacun de nous tend à construire autour de lui. D’autres parlent du « Chacun pour soi, et Dieu contre tous », ou encore de l’ « Atomisation de la Société ». On peut même s’interroger, si le terme de « Société » est encore adapté à cet agglomérat d’individus ne cherchant chacun plus que son propre intérêt, sans égard pour le bien commun. Evidemment je force ici le trait, nous allons voir
tout à l’heure que partout dans notre monde des voix et des consciences se lèvent, à l’encontre de cette idéologie de la mort.
Mais auparavant, laissez-moi lever tout de suite une ambiguïté, que vient de soulever mon cousin préféré à la lecture de ce qui précède (merci, Joël !) :
Non, je ne crois pas à un retour souhaitable vers le « bon vieux temps » :
Ni au retour vers l’ « avant – 68 », quand l’ « autorité » du « chef de famille », du »patron », du « professeur » ou encore du « docteur » était « respectée »-en effet je suis heureux d’affirmer, qu’aujourd’hui le respect se doit être réciproque, du « grand au petit », tout comme du « petit vers le grand », et qu’aucune règle ne peut être imposée, sans avoir à être expliquée, justifiée.
Ni vers un soi-disant « âge d’or » de la société préindustrielle, ou certes les liens sociaux existaient de façon intense, mais ou du coup aucune liberté individuelle n’était possible, puisque les moindres faits et gestes étaient épiés et jugés.
Comme le dit FROMM, le capitalisme à fait sortir l’humanité de l’enfance, avec ses dépendances rigides, il nous a ouverts les portes de la liberté. Nous voilà dans l’adolescence, égocentriques, mais au fond peu surs de nous, nous prenant pour tout-puissants et immortels, tout en jouant avec le suicide, capables en effet de détruire la planète entière.
Régresser, redevenir des petits enfants d’un Dieu le Père qui nous dirait ce qu’il faut faire, voire nous enfouir dans les bras d’une Mère Nature, qui nous protègerait contre le mal et le froid du monde, voilà un chemin qui peut paraître tentant, mais au bout duquel nous nous trouverions enfermés dans des régimes totalitaires, régies par des lois sanglantes, telles que la Charia .
Non, nous devons au contraire progresser, devenir enfin adultes, libres, conscients et responsables de nos actes, capables chacun d’évaluer ce qui est bon, pour nous et les autres, à un moment donné, et ce qui ne l’est pas.
Il ne s’agit pas de retourner au Moyen Age avec ses serfs et seigneurs, mais de dépasser le capitalisme, tout en gardant ce qu’il a apporté de positif. (C’est ça, le tri sélectif !)
Quoi de neuf depuis 1993 ?
Depuis longtemps je constatais l’évolution des mentalités autour de moi, qui avais connu les années soixante-dix, avec une inquiétude et un pessimisme croissants. Etant de par ma profession particulièrement sensibilisé à la question du suicide, j’avais remarqué, qu’en France, comme dans les autres pays dits « développés », le nombre de personnes qui se donnaient la mort avait constamment augmenté, depuis ces mêmes années soixante-dix. Mais à mon grand étonnement, après un pic maximal atteint en 1993, ce taux de suicide, du moins en France, s’est mis à baisser, tout aussi régulièrement, atteignant en 2008 des chiffres équivalents à 1978 ! Et, tout aussi surprenant, en cette même année 1993, le taux des naissances, également en baisse linéaire depuis vingt ans, s’est mis à croître. Comment expliquer ces inversions de tendance ? Pour ce qui est des suicides, certains spécialistes avançaient certes l’hypothèse d’une efficacité ainsi enfin prouvée des mesures de prévention, mais cela me paraissait insuffisant.
Puis dernièrement j’ai eu l’occasion d’assister à une conférence d’Alain EHRENBERG, sociologue au Centre National de Recherches Scientifiques, qui décrivait l’apparition, depuis le début des années 1990, dans la société française, d’une prise de conscience quant aux liens entre le psychique et le social. Nous serions collectivement de plus en plus sensibles à une « souffrance sociale », que nous rencontrons chez les gens dont nous avons à nous occuper, une souffrance liée à des processus de désinsertion, de précarisation, et d’isolement, que ce soit sur le plan familial ou professionnel. Cette prise de conscience a conduit à tout un travail de conceptualisation du Psychosocial, initié notamment par Jean FURTOS, à Lyon, avec la création, en 1993, de l’Observatoire National des pratiques en Santé Mentale et Précarité. EHRENBERG décrit cette nouvelle façon de considérer notre travail, en réseau, en tenant compte de la société, dans laquelle nous nous trouvons insérés, comme une véritable institution nouvelle, un nouveau paradigme. Nous rompons ainsi avec l’approche purement individuelle de la souffrance psychique, qui a longtemps dominé la psychiatrie, que ce soit dans la psychanalyse, ou encore les thérapies cognitives et comportementales.
D’autre part j’ai pu rencontrer Axel KAHN, généticien, membre du Comité consultatif national d’éthique français, qui pour un livre paru en 2000, se voulant « un plaidoyer pour un humanisme moderne », choisit comme titre une exclamation faite par un des participants à la grande grève de 1995 (contre la réforme des systèmes de santé et de la SNCF, mais plus généralement contre le mépris de l’humain, dans une société gouvernée par la seule « rentabilité ») : « ET L’HOMME DANS TOUT CA ? »
La Précarité Positive
Enfin, en octobre dernier, j’ai eu la chance et le plaisir de participer, à Lyon au premier « Congrès des Cinq Continents, sur les Conséquences Psychosociales de la Mondialisation ». Invités par Jean FURTOS cité plus haut , plusieurs centaines de chercheurs, et femmes et hommes de terrain, des domaines sociaux et psychiatriques, d’Amérique du Nord et du Sud, d’Afrique et d’Asie, d’Australie et d’Europe, y ont échangé leurs points de vues et expériences, riches et variées ; une autre approche de notre travail, plus égalitaire, plus collective, « communautaire » se développe, au Canada et au Rwanda, au Brésil comme en Chine.
Outre l’accent mis une nouvelle fois sur la toxicité dangereuse du « Syndrome d’Auto-Exclusion » exposé plus haut, j’en retiens une autre notion, tout aussi importante : celle de la « précarité saine, positive » : FURTOS, par ce terme, nous invite à prendre conscience du fait, que nous sommes tous précaires, que nous avons tous besoin les uns des autres. Contrairement à l’idéologie, qui se veut dominante, de l’ « autonomie individuelle absolue », comme un idéal à atteindre. Puisque nous sommes tous incomplets et fragiles, « menacés de disparition soudaine », comme l’expliquait le serpent au Petit Prince. Puisque nous sommes vivants, et donc mortels.
En conclusion, ce congrès a publié une « Déclaration de Lyon », interpellant les décideurs de cette planète sur ce qui devrait être fait pour endiguer les effets néfastes de cette mondialisation, tout en en développant les bienfaits. La déclaration, intitulée : « QUAND LA MONDIALISATION NOUS REND FOU. POUR UNE ECOLOGIE DU LIEN SOCIAL » peut être trouvée aisément sur le net, et je vous en recommande la lecture.
Prises de conscience de travailleurs sociaux et sanitaires ; mouvements sociaux d’envergure dans de nombreux pays, des « altermondialistes » et « zapatistes » aux « indignés », en passant par les « écologistes » ; idées bien souvent concordantes dans de nombreuses publications contestataires, qu’elles soient confidentielles comme la « Décroissance », ou de véritables « institutions » comme « Charlie Hebdo » (hebdomadaire qui, mort pendant les années 80, les années « fric », est re-né de ses cendres en 1992 justement) ; succès surprise du film « Intouchables », une comédie narrant la rencontre entre une « racaille » noire, et un aristocrate tétraplégique… (Je cite ici pèle mêle ce qui me vient à l’esprit, et laisse à chacun de vous le soin de chercher, quels autres indices encourageants vous pourriez trouver, au cours des vingt dernières années) …
….se pourrait- il que nous soyons bien plus nombreux, que nous le croyons, à en avoir marre, qu’on nous gave comme des oies, d’objets de plus en plus inutiles, et d’une idéologie de plus en plus dangereuse, faisant de nous les ennemis les uns des autres ?
Se pourrait- il que la baisse des suicides, l’augmentation des naissances, ainsi que tous ces mouvements et pensées cités plus haut, qui se développent depuis 1993, soient l’expression d’une remontée progressive de la pulsion de vie dans notre monde, d’une envie de vivre croissante, malgré et contre tout ce qui nous étouffe et désespère ?
Serions-nous à l’aube d’un nouveau « Mai 68 », qui, si l’on quitte les lunettes purement françaises, fut un point culminant de révolte et d’envie de vivre, traversant le monde entier, durant plusieurs années ?
Certes nous sommes dispersés, atomisés, et certes, nous passons beaucoup de temps à nous disputer entre nous sur ce qui nous sépare, au lieu de nous soutenir dans ce qui nous unit. Cela aussi est une belle illustration du syndrome d’auto-exclusion, de l’affrontement des égos, auquel l’idéologie dominante nous encourage. Mais sommes-nous vraiment incapables de dépasser ces murs qui nous séparent ?
Résistons ! Prouvons-nous que nous existons !
Regardons autour de nous : Nous sommes nombreux à ne pas encore être ni des morts- vivants, ni des robots. Apprenons à aimer cette vie, précaire, qui est la nôtre, et à être libres, à dire NON à tout ce qui menace la vie sur cette planète, que ce soit autour de nous, ou en nous-mêmes. Entrons en contact, localement et globalement, avec tous ceux qui ont envie comme nous de vivre sur cette planète simplement, ensemble, et créons un réseau, des réseaux, de relations humaines durables. . Entrons en résistance contre un soi-disant ordre mondial, soi-disant naturel, basé sur la loi du plus fort, soi-disant sans alternative possible.
Ce qui nous rend vivants, ce qui nous définit en tant qu’êtres humains, chacun unique et digne d’amour, ce n’est pas ce que nous achetons, mais ce que nous faisons, ce que nous apprenons et choisissons de faire. C’est pour cela que la « société de consommation », société de « drogués accrochés à leur came », nous rend malade, nous pousse à la mort. Alors réinventons la vie, ensemble.
Une vie avant la mort, c’est possible. Si nous le voulons.
Ph Geissler Alençon 8 décembre 2011 philippgeissler@aol.com