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Chantal Montellier

Membre du jury de l’Association Artémisia, je ne peux que constater la mode qui depuis plusieurs mois caractérise la bande dessinée féminine : la bande dessinée dite "girly", qui s’inspire en particulier des bandes dessinées de Pénélope Bagieu. J’ai été interpelée à ce propos par la réaction et les commentaires de l’auteure de bandes dessinées Tanxxx sur son blog "Des croûtes aux coins des yeux"

Je retranscris l’intégralité de son texte ci-dessous, pour ceux qui ne l’ont pas encore lu.

En tant qu’auteure de bandes dessinées, il me semble en effet important de signaler, et de dénoncer, un phénomène de mode dont se sont emparés les éditeurs, qui non seulement enferme la bande dessinée féminine dans une série de stéréotypes et de mécanismes peu propices à l’émergence d’oeuvres originales et marquantes, mais qui par ailleurs diffuse, sûrement sans arrière-pensée (mais tout de même), des clichés rétrogrades sur les femmes. En effet, dans les albums dont il est question ici, les jeunes femmes sont : 1) pour la plupart obligatoirement minces et jolies ; 2) absolument et irrémédiablement dingues de mode et de shopping ; 3) certes drôles et piquantes, à l’image d’une Bridget Jones, mais aussi maladroites et très dépendantes de "leurs chéris", qui discutent sport, voitures et politique, pendant qu’elles anticipent leurs prochaines courses avec leurs copines. L’image de la trentenaire branchée, qui ne s’habille qu’en couleurs pastels, devient ainsi la nouvelle condition féminine idéale, trop "hype".

Ces bandes dessinées sont parfois agréables et drôles, quand elles sont réussies, tout comme peuvent l’être les séries télévisées à l’eau de rose ou les comédies romantiques américaines. Cependant, il est troublant et irritant de constater qu’elles ont envahi le marché de la bande dessinée féminine, laissant peu de place à des oeuvres plus intéressantes et ambitieuses. Sur le site Fluctuat.net, vous pouvez retrouver à ce propos un article intitulé "Le guide anti-Pénélope Bagieu. Comment survivre à la bd girly", qui propose quelques lectures alternatives. Je retranscris ci-dessous le contenu de l’article.

Il est temps de prendre conscience, en tant que créateurs, en tant qu’éditeurs et en tant que lecteurs, de la perversité de ces bandes dessinées légères qui, sans autre ambition que de distraire les lectrices par quelques niaiseries, cache la créativité de la bande dessinée féminine, et enferme les lectrices dans une image faussée, stéréotypée et drôlement perverse, de la féminité.

Chantal Montellier et Florie Boy

L’article de Tanxxx : "Les pétasses, l’abêtissement et les éditeurs".

Si j’ai des héroïnes, elles sont comme Louise Michel, ou Frida Kahlo, ou une de ces chieuses comme les cons aiment appeler les femmes qui se laissent pas monter sur les pieds par eux.

Bon, tout le monde ne peut pas être Louise Michel, je vous le concède. Mais entre Louise Michel et Pénélope Bagieu, il y a tout de même un putain de monde, bordel, alors pourquoi les éditeurs s’acharnent-ils à publier des greluches décervelées qui causent de leur dernière jupe à la con ? Ça fait un sacré bout de temps que je fulmine en voyant la énième coconne à sortir un bouquin sur ses talons et ses recettes de cupcakes dont tout le monde se branle. Aujourd’hui, ça a été la goutte d’eau, à la lecture de cette chronique merdique à propos de cette daube infâme. Et quand on lit ce genre d’horreur, je suis désolée, je peux pas rester là à rien faire, les bras ballants, abasourdie par tant de connerie. T’uses pas avec ces trucs, me dit-on, mais MERDE.

M E R D E .

C’est quoi, cette putain de mode de publier n’importe quelle débile qui a appris à dessiner y’a deux jours entre deux macarons ? c’est quoi cette manie de vouloir à tout prix SA pétasse qui n’a rien à dire de plus que hihihi c’est tro chanmé j’ai des louboutins ? Mais nom de dieu, c’est quoi ce putain de retour en arrière géant qu’on veut nous faire subir, au juste ? Fluide Glacial va jusqu’à faire un magazine tout exprès pour ces cohortes sur talons hauts, toutes prêtes à bosser dans un sous-fluide, et, ma main au feu, pour moins cher que dans le « vrai fluide » (ho oui, il y a fort à parier, on m’avait proposé un genre de super plan équivalent il y a des années de ça, ce à quoi j’avais répondu par un joli doigt). Et j’en entends pas une seule s’élever contre ça. Pas UNE, putain ! Et quoi ? nous autres, femmes dessinatrices, on est condamnées à être publiées dans des trucs de gonzesse débile, à causer de mascara, dans un ghetto bien loin des vraies éditions qu’on propose par ailleurs ? Ah elle est chouette, l’avancée, on est passées de coloristes à chroniqueuses de mode, chapeau bas. Ah oui si il nous reste le « journal intimiste », de préférence de cul , sans doute dans une collection « spécial filles ».

SPÉCIAL FILLES, MON CUL.

Longtemps, j’ai ri devant ces éditeurs qui publiaient ces trucs. Maintenant ça ne me fait plus rire, plus du tout. Je suis furieuse de voir tous les jours, TOUS LES JOURS, une nouvelle nana qui gribouille sortir un bouquin. Un livre : un éditeur, un maquettiste, avec un peu de chance un correcteur, avec beaucoup un chef de fab, du papier, de l’encre, un imprimeur, un distributeur, un libraire, un client, tout ça pour un machin strictement dénué d’intérêt. Ho bien sûr, si ce genre de truc permet d’éditer à côté des bouquins ambitieux, plein d’invention, beaux, intéressants, drôles, fins, OK, pas de problème ! Mais non. Non. on cherche encore la nouvelle Margaux Motin à publier, on en a rien à foutre des bouquins. Strictement rien à foutre. On est là pour vendre un produit bas de gamme à des clients bas de gamme. Toujours, toujours, ad nauseam. et de vrais auteurs crèvent la dalle à côté, crèvent de faire des trucs intéressants, parce que c’est « pas assez linéaires », ou « pas assez joyeux », ou « trop tordu », ou que sais-je encore. Et je n’ose pas m’imaginer aller voir un éditeur qui a cette vision là des femmes, plutôt crever. Et je m’étonne qu’on me prenne encore pour une lesbienne !

Allez vous faire foutre, avec vos talons à la con, vos macarons glucosés, votre féminisme dans les chaussettes et vos bédés de merde.

[EDIT] je rajoute ce que je viens de mettre en commentaire, parce que il faut tout expliquer, sous peine de voir les gens s’engouffrer dans le moins creux de son argumentaire qui n’en est d’ailleurs pas un, avec une mauvaise foi évidente. Je reprends donc :

Heureux les imbéciles, aussi, qui croient qu’il n’y a plus de combats féministes à mener. Le propos de ces greluches, que je nomme, oui, et j’aurais pu en lister une sacrée tripotée, est éminemment dangereux dans la mesure où il véhicule les pires clichés sur la gonzesse uniquement préoccupée par les fringues, son poids ou le bonheur de son petit mec, pardon, son « HOMME », éthérée, idiote, en somme. Si les Margaux Motin ou Diglee, ou Penelope Bagieu, ou leurs imitatrices -encore plus déplorable- avaient une once de réflexion sur un quelconque sujet ou une façon décalée et intelligente de dépeindre le monde, ça se saurait, et là je parle uniquement de ce qu’elles donnent à voir. Je ne dis pas qu’ELLES sont bêtes, je dis que leur travail reflète la bêtise. Et une bêtise qu’elles ne voient même pas se retourner contre elles, et contre nous toutes. Les éditeurs sont avides de publier ce genre de connerie, ce n’est pas une vue de l’esprit, les fluide G, les collections, les buzz autour de trucs insignifiants, c’est justement très significatifs. Je m’en fous, qu’on parle de godasses ou de cupcakes, ce que je trouve en revanche TRES GRAVE c’est que l’image que ça renvoie des préoccupations des femmes, que ce soit pour elles ou pour tout le monde, c’est extrêmement rétrograde.

Alors oui, il s’agit d’un combat féministe et là où il doit y en avoir un, et je ne suis pas une chienne de garde, pourtant, loin s’en faut. Et depuis quand y’a des endroits où il ne faut pas de féminisme, d’ailleurs ? qui décide quel combat mener ou pas ? On va encore nous dire de suivre les ordres d’un mec qui décide quel combat est digne d’intérêt ?! Laissez moi rire !

Ta réaction me fait peur, cher lecteur, aussi, dans la mesure où tu ne vois même pas ce que ce genre de discours, véhiculé par ses victimes mêmes, est dangereux, et qu’il amène à s’enfoncer toujours, encore plus dans cet état d’esprit so 40′s tellement charmant. A force de dire que ceci ou cela n’est pas si grave, regarde un peu dans quel putain de monde on vit, voire si c’est toujours aussi dérisoire, ces « combats d’arrière garde ». Mis bout à bout, ces petits combats ridicules pas menés nous ont justement amenés dans un splendide petit 4ème reich déguisé en démocratie. Pardon, le IIIème Reich était une démocratie. Qu’on ne me balance pas de point Godwin.

Je m’énerve sur ces publications, parce que c’est de l’abêtissement, par la femme et pour la femme, dans un monde éditorial tenu par des mecs (ha oui je ne connais que très peu d’éditrices, tiens, les autres sont secrétaires, sous chef, correctrices, mais jamais grand chef), ce qui en dit long sur leur putain de vision des femmes, et ça les amuse tellement, ces jolies idiotes qui remuent du cul pour avoir un bouquin. Comment résister à un si joli derrière ? Désolée, mais ça fleure bon le paternalisme : relisez les résumés, sur les sites des éditeurs, ce regard condescendant, touchant, d’un papa sur fifille un peu concon qui a les nichons qui poussent, ça me fait pâlir d’horreur.

J’étais aussi très très surprise de voir ça à la boite à bulles, je pensais Vincent Henry exigeant, et je suis on ne peux plus désolée de constater qu’un éditeur qui faisait encore son travail avec amour, et bien, s’est laissé charmer par les sirènes d’un profit facile au prix d’un livre de merde. Ça, c’est très triste. Sans même parler du fait qu’il se tire une belle balle dans le pied avec cette goutte d’eau qui fait déborder les vases de tout le monde, le pauvre. C’est décidément très, très triste.

Sur mon supposé saphisme > on me le dit très souvent, voir à chaque fois, ou on me le fait comprendre, que je « suis lesbienne ». Parce que oui, certes, je n’ai pas l’allure d’une pin up, je me conduis en garçon manqué, je jure comme une charretière, je bois de la bière par litres. Et je gueule, surtout, c’est ce qui fait dire à un paquet de gens que je dois « être de l’autre bord ». Imaginez un peu ce que ça sous entend : une vraie femme ferme sa gueule, une lesbienne n’est pas une vraie femme, une femme doit se comporter comme l’image d’épinal qu’on a de la femme, si tu prends pas particulièrement soin de toi, t’es pas une femme, etc, etc. Les gens ne se rendent même plus compte qu’en réfléchissant avec de si gros raccourcis, ils continuent à véhiculer d’énormes clichés sexistes et homophobes de surcroit. Et ça vient parfois, assez souvent même, de personnes qu’on ne soupçonnerait pas être aussi manichéennes.

Attention, femme qui ouvre ta bouche : tu es lesbienne ou moche ou vieille fille. Une femme canon et hétéro n’a jamais à se plaindre de son sort, puisqu’elle vit avec un homme (le bonheur !) et elle est joli (la chance !), et que ça suffit pour avoir une vie de femme bien remplie.

Parlons en, d’avancées sociales, tiens.

Et j’ajoute que, pour voir un peu si il existe des combats féministes d’arrière garde, d’aller lire les Entrailles de Mademoiselle, ça vous fera la bite.

[re EDIT] Woaw, je pensais pas remuer autant de vase avec mon article, bien. Bien, dans le sens où au moins on se sera interrogé sur tout ça. Pas bien, dans la mesure où certaines réactions ne font qu’aller dans le sens de ce que je dis : un terrible retour en arrière, et ces réactions sont malheureusement féminines pour la plupart, et ces femmes n’ont pas bien lu ce que j’ai écrit, ou l’ont interprété de travers.

Sur le fait que mes notes ne sont “pas mieux dessinées que celle de Margaux Motin et que je devrais fermer ma gueule”, ce que je fais n’est pas la question ici, et c’est dévier le débat pour ne pas l’affronter et se poser les vraies questions. C’est dire regardez au nord quand on désigne le sud, comparer la choucroute et le cassoulet.

Sur le fait que à quoi bon s’attaquer à ça, ce n’est qu’un effet de mode passager : ce n’est effectivement “que ça”, malheureusement une mode débile en suit une autre, et ce sur quoi je voulais insister c’est que c’est symptomatique de quelque chose de plus vaste et effrayant : le retour en arrière d’une société tout entière. Je n’ai rien contre la frivolité, au contraire, mais il y a l’art et la manière d’être frivole, il y a mille façons d’être frivole. C’est certes peut-être un détail, ces éditions, mais ces réactions reflètent une fois de plus la croyance tenace que les choses sont indépendantes les unes des autres, quand elles sont au contraire imbriquées les unes dans les autres.

Sur le fait que je n’ai pas d’humour ou que je “me prends la tête” : je n’ai rien contre les livres d’humour, ou la légèreté, bien au contraire, je trouve que c’est un genre trop souvent sous estimé. Mais dans ce que j’ai vu du travail (“travail” !!) de Myriam sur son blog, je n’ai pas vu d’humour. J’y ai vu des considérations ras les pâquerettes sur le shopping, des “gags” franchement plats, je n’y ai pas vu d’autodérision, mais du consumérisme et de la bêtise. Rien de décalé, rien d’acerbe. Oui, c’est drôle, mais pas comme on le voudrait, ça fait rire jaune : c’est drôle, parce que ça montre toute l’étendue des dégâts dans l’édition aujourd’hui et de ce qu’on propose comme « culture ». Et justement, je connais les livres de la Boite à Bulles, et c’est ce qui m’a fait enrager encore plus. Je ne parle que du propos, ici, je ne parlerai même pas de dessin, pour moi ce n’est même pas du dessin, c’est du foutage de gueule. La typo est à hurler, le trait est inexistant, les couleurs à vomir. Non pas que je sois une ayatollah du dessin virtuose, loin de là, mais dans ce dessin là, il n’y a rien. Rien, le néant. je n’ai pas trouvé ça léger et délicieusement frivole, j’ai trouvé ça horriblement bête et laid.

Et, surtout, on peut dans le même temps, apprécier la légèreté et se poser des questions, ces deux choses ne sont pas contraires, et il me parait assez dangereux de vouloir les opposer. Il y a des choses intelligentes et drôles, des livres incroyablement réfléchis ET hilarants, vouloir opposer l’humour et la légèreté à la réflexion est profondément choquant, mais finalement ça s’inscrit complètement dans l’air du temps, où une appli Iphone “pet” fait fortune. Idiocracy, nous voilà !

Sur le fait que apparemment je n’estime que les femmes qui me ressemblent : Je n’ai jamais dit que toutes les femmes devaient me ressembler, je ne porte pas de talons, mais pourrait en porter, je n’en ai rien à faire de ce que portent les femmes, ce n’est pas ce qui compte à mes yeux. En revanche, ce dont je n’ai pas rien à faire, c’est que des nanas ne se racontent QUE par ce biais et laissent croire qu’elles ne vivent que pour leur carte bleue ou leurs nouvelles pompes… Ce que je dis, c’est que PARCE QUE je suis comme ça, on me renvoie les pires clichés sexistes et homophobes, il y a une sacrée marge.

Je ne suis que moi, ni théoricienne, ni chef de file, ni harangueuse, mais je dis ce que je pense, comme je le pense. Je ne suis pas nuancée parce que ce qu’on nous donne en pâture ne l’est pas. A la bêtise je réponds par la colère, et je ne changerais pas iota de ça, c’est ce qui me fait avancer. La colère est une chose salutaire, et dans un monde qui utilise à tout bout de champ des périphrases, des oxymores, des euphémismes et la langue de bois pour divulguer des idées horribles et fascisantes, il me semble qu’on devrait justement sortir un peu plus souvent l’artillerie lourde. Vincent Henry me dit que mon article était insultant, ce à quoi je réponds que l’insulte est bien moindre que celle constituée par son livre, pour tout le métier, toute la chaine du livre, de l’auteur au lecteur, et toute personne se sent concernée.

Alors non, je ne suis pas nuancée, c’est comme ça.

L’article paru sur le site Fluctuat.net : "Le guide anti-Pénélope Bagieu : Comment survivre à la bd girly".

Lectures alternatives pour survivre à la bd girly et à tous ses clichés

Dialogue entre un garçon et une fille photoshopés, assis en terrasse :

« – Hé, t’es vierge ? – Non, je suis scorpion ». Fin du strip. Un strip comme il en pleut par centaines sur les blogs de bd girly, des Pénélope Bagieu et consorts. Les éditeurs ont flairé le filon : désormais, ces gribouilleuses ont l’honneur du papier. Ça met Tanxxx en colère : sur son blog, la dessinatrice dénonce cette mouvance de la bd qui, sous prétexte d’autodérision, tire sans complexe l’image de la femme vers les pires clichés (sexe, shopping, shopping…). Elles sont pourtant nombreuses, les nanas à griffonner autre chose que des scènes façon sitcom ! Voici notre sélection de lectures alternatives, pour survivre à la bd girly niaise et aux clichés qui vont avec.

Tanxxx, la dessinatrice d’Esthétique et filatures, a poussé un sacré coup de gueule dans un billet au titre éloquent : « Les pétasses, l’abêtissement et les éditeurs ».

« C’est quoi, cette putain de mode de publier n’importe quelle débile qui a appris à dessiner y’a deux jours entre deux macarons ? c’est quoi cette manie de vouloir à tout prix SA pétasse qui n’a rien à dire de plus que hihihi c’est tro chanmé j’ai des louboutins ? Mais nom de dieu, c’est quoi ce putain de retour en arrière géant qu’on veut nous faire subir, au juste ?

Pour Tanxxx, ça relève d’un devoir féministe : il faut dénoncer l’univers bd des « greluches décervelées qui causent de leur dernière jupe à la con ». Est-elle trop extrême ? Si elle se fait remarquer par la virulence de ses propos, (« Allez vous faire foutre, avec vos talons à la con, vos macarons glucosés, votre féminisme dans les chaussettes et vos bédés de merde »), Tanxx est pourtant loin d’être la seule à en avoir sa claque. Chantal Montellier, fondatrice du magazine Ah ! Nana, la première revue BD hexagonale faite par des dessinatrices, vient de publier L’Inscription aux éditions Actes Sud (lire la critique de L’Inscription). Caroline, son héroïne, n’arpente pas les boutiques ses bras chargés de ses achats mais cherche un emploi. Il faut qu’elle s’inscrive au bureau du réel et réponde à la batterie de questions d’un recruteur. Moins glamour que de livrer sa dernière recette de cupcake. "La BD girly, nous dit la dessinatrice, est dans la même case que les revues de mode. C’est une bande dessinée très idéologique malgré soi : le consumérisme, une femme calibrée, le jeunisme et puis une certaine forme de "on va pas se prendre la tête". On cultive l’insoutenable légèreté de l’être insignifiant."

Et si la bd girly, aujourd’hui omniprésente dans les catalogues d’éditeurs et sur les présentoirs des libraires, venait à faire de l’ombre à une autre bd féminine de qualité, moins légère et moins insignifiante ? Il est grand temps de rappeler que lire de la bd de qualité faite par des filles, sans blogopouffer avec tous les ersatz de Péné, c’est possible.

Où sont passé les working girls ?

« – Arg, j’ai mangé trop de glace. – Tu sais quoi demain, on va rien faire. On va même pas manger. – C’est drôle y a rien qui me fatigue plus que de manger. »

A en juger par la vacuité de leur conversation et le temps qu’elles ont à y consacrer, les héroïnes des bd girly doivent être toutes rentières. Heureusement qu’il y a d’autres filles, comme celles d’Anna Sommer et d’Anne Baraou dans Quadrature, qui sont bien obligées de surveiller leur compte en banque. Les filles de Quadrature doivent se coltiner leur repassage de la semaine tout en rêvant de leur prochaine fête entre amis. Et rien que l’énumération de leurs aspirations aère le cerveau. Elles hésitent, comme la plupart des femmes , entre voyager, un bon restaurant, piquer le boulot de leur chef, s’acheter une robe – c’est possible aussi – ou faire un enfant. Elles savent ce que signifie un emprunt immobilier. Ces filles racontent le soir des histoires à leurs enfants, elles sont en retard à leur boulot le matin. Elles se regardent devant leur glace, mais passent aussi beaucoup de temps devant leur ordinateur. "Nous étions un peu grinçantes. Nous avons été remplacées par du girly léger, creux et oubliable", constate Anne Baraou.

Exception faite de quelques tentatives plus ou moins réussies , comme celle de Yatuu qui dans "Moi, 20 ans diplômée, motivée, exploitée !" décrit son expérience de stagiaire surexploitée dans une agence de pub, les poupées girly ont bien du mal à s’ancrer dans le réel, vantant plutôt leur temps de glande sur Facebook au bureau que leur combat quotidien pour gagner son pain.

I Love my body, F*** my brain !

« Je suis super sexy quand je suis chiante. »

Les héroïnes girly peinent tout autant à se geekiser… Les ongles longs se cassent-ils au contact du clavier ? Trop scruter un écran fait-il couler le mascara ? Et puis ces mèches de putafrange qui n’arrêtent pas de tomber sur les yeux… Un peu moins lisses, beaucoup moins pouf, les corps représentés par Julie Doucet dans son Journal. Chez Tanxx, si les filles ont des ongles d’un rouge éclatant, elles n’hésitent pas à faire des doigts au détour d’une case. Elles peuvent se rouler par terre un flingue à la main, dézinguer les intrus à la chevrotine, ou lever la jambe dans un french cancan enfiévré et laisser voir à travers leur jupon une jambe de bois. Elles fument, elles tirent la langue, elle louchent, elle râlent, leurs dents du bonheur sont vraiment de travers. Et si elles ont un œil au beurre noir elles ne le doivent pas à la dernière tendance charbonneuse de la collection eye-liner automne-hiver, c’est plutôt qu’elles se sont battues à la fin d’un concert. Trash, mais classe quand même, car ces silhouettes sont soulignées par un trait parfait dans la tradition du Burns de Black Hole.

Les filles de Tanxxx peuvent même avoir des colliers de cernes sous les yeux si elles ont cumulées les nuits blanches. Le miroir qu’elles nous tendent n’est pas le même que celui d’une Mimi Stinguette (Myriam Rak, La Boîte à bulles). Pourtant nous sommes loin du cabinet des curiosités : non ce ne sont pas des freaks, juste des filles de leur temps qui s’éclatent autrement..

Les filles des girly BD restent figées dans leurs clichés. Sans sortir de leur salle de bains, elles se caressent le nombril et s’auto-analysent jusqu’à la nausée. Il faut dire que le traumatisme est de taille : papa est autoritaire, maman trop possessive. Pour les relations familiales plus complexes ou douloureuses, on ira voir ailleurs. Chez Debby Drechsler par exemple, qui dans Daddy’s Girl nous donne une vision noire, tragique et distanciée de sa relation incestueuse avec son père.

Camille Jourdy, dans Rosalie Blum, sait quant à elle donner de l’épaisseur à ses personnages, nourris par leur passé. Rosalie est solitaire, Aude passe la majeure partie de son temps chez elle dans une oisiveté un peu mélancolique, et Vincent se trouve coincé entre son père et sa mère. Chez Jourdy, la précision des détails permet d’échapper aux stéréotypes. Les personnages déclinent leurs identités avec subtilité, évoluent et tentent de s’en sortir. L’horizon d’un salon de coiffure les ramène toujours à la réalité.

Le contraire des bonnes filles à papa, définitivement infantilisées, qui se rêvent ethnologues du fond d’un divan (voir Margaux Motin) dont elles ne sortiront sans doute que pour servir des macarons quelques années plus tard. Les poupées girly passeront du mojito à la coupe de champagne. Futures bobos, elles tiendront salon sans avoir quitté les quais du canal de l’Ourcq. Canal d’ailleurs croqué à la va vite et aussitôt posté sur leur blog.

A nous les garçons

« – Et en plus il est super intelligent. C’est important chez, un mec . – T’as trop raison ! – En fait il l’est tellement que la plupart du temps je comprend pas ce qu’il dit. »

Avec un peu de chance, elles y auront croisé depuis longtemps l’homme de leur vie. Parler des garçons étant une activité à temps plein pour une Pauline Perrolet par exemple. Pourquoi pas ? Nine Antico aussi raconte des aventures sentimentales, mais en montrant les zones turbulentes de ses relations. Depuis Le Goût du Paradis aux traits hachurés en noir et blanc, Antico nous parle de sexualité et d’interdit. Les stars de porno disparues comme Linda Lovelace flottent toujours en arrière plan, tandis que se bousculent ses souvenirs de lycées, de bulletins scolaires, la piscine, les premiers baisers. Les filles de son dernier album, Girls don’ t cry, ont grandi. Elles n’en sont plus à leur première fois. Avec leurs couleurs survitaminées, elles ne manquent ni de peps, ni de formes, ni de cervelles. Avec finesse, elles racontent par exemple la déception de se retrouver un matin dans le lit de quelqu’un qu’on a pas vraiment choisi. L’art de l’ellipse nous laisse imaginer la suite.

La veine réaliste n’est d’ailleurs pas la seule explorée par les dessinatrices : chez Marion Fayolle les hommes sont mis en pièce, livrés à son imaginaire à la fois cruel et surréaliste. 
Si les girly girls sont elles aussi rêveuses, leurs rêves sont nettement plus étriqués. Rien à voir avec ceux d’une Petula Peet dans Mambo de Claire Braud. Vivant entre une statue d’ours qui a toujours la larme à l’oeil et un tigre câlin, cette fille sensuelle et loufoque peut très bien s’éprendre d’un chauffeur de bus tout en étant amoureuse d’un cavalier, sans manquer d’ accueillir chez elle un agent d’état qui ne demande qu’à l’aimer…

Les filles, ça dessine au pastel ?

" – Mon cher journal, j espère juste ke ca se retrouvera pas sur youtube. "

Pourquoi perdre son temps à bien dessiner un imaginaire original ? A peine esquissé, à peine colorié, à peine scénarisé : la qualité du dessin des BD girly est bien ce qui fait le plus grincer des dents. Thomas Gabison, qui s’occupe du secteur bd d’Actes Sud, a constaté cette évolution négative : "Depuis l’arrivée des blogs, il y a 5 ou 6 ans, le media n’est pas important. Il y a un manque de respect du lecteur, comme sur Facebook. C’est de la BD pour passer le temps. Pourquoi avoir recourt à une belle image ? La pub ne créée plus d’image. Elle fait appel au revival des années 50."

De son côté, Tanxxx ne décolère pas : "Pour moi ce n’est même pas du dessin, c’est du foutage de gueule. La typo est à hurler, le trait est inexistant, les couleurs à vomir. Non pas que je sois une ayatollah du dessin virtuose, loin de là, mais dans ce dessin là, il n’y a rien. Rien, le néant. je n’ai pas trouvé ça léger et délicieusement frivole, j’ai trouvé ça horriblement bête et laid."

Non seulement les filles dessinent comme des filles, mais… elles écrivent aussi. L’écriture de la girly girl est vite identifiable : elle fait des étoiles (Bagieu) ou des coeurs (Diglee) à la place des des points sur les "i’’. Sont-elles définitivement réduite à des "Gribouillages et galipettes" comme le sous-entend la série de Fluide Glacial ?

La palette des vraies dessinatrices est pourtant large. Des traits anguleux et expressionnistes de Fanny Michaëlis qui vient de sortir Avant mon père aussi était un enfant, au crayonné tout en douceur de Gabriella Giandelli qui dans son album Intérieur, marie un trait rond à une colorisation subtile, ouatée comme la neige.

On n’a donné ici que quelques exemples parmi de nombreuses dessinatrices talentueuses, qui sont la preuve qu’une autre fille est possible en bande-dessinée. Il existe des filles libres chez Catel Muller, des filles pirates chez Laureline Matiussi, des filles hors norme chez Chantal Montellier, des filles roots chez Ulli Lust… Et puis évidemment, les girly girls ne sont pas toutes à mettre dans le même caddie poussé par leur éditeur. Rassurons-nous, certaines auront toujours assez de QI pour glisser au milieu de leurs albums une page traitant de la bisexualité de leur grand frère, de l’anorexie de leur petite cousine ou de la maladie d’alzheimer de leur grands-parents. Et si vous n’avez pas vu cette page, c’est peut-être… que vous n’avez pas tout lu ? C’est vrai, simplement parce qu’il y a autre chose à lire.

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