En revenant du front. Ou, de Mai 68 à Octobre 2009.
Je rentre, après en avoir fui, d’un festival bd qui m’a fort déprimée par le degré d’instrumentalisation des dessinateurs présents : une armée de trenta, tondus à ras pour la plupart, (à l’extérieur comme à l’intérieur ?), le tout baignant dans des imaginaires fleurant bon la régression, pour ne pas dire pire.
Il y avait là des dizaines de dessinateurs et seulement deux femmes dessinatrices Théa Rojzman (La réconciliation, Carnet de rêves) et moi. La répulsion bien connue face à l’imaginaire féminin n’est sûrement pas la seule explication. Une évidence aussi : l’héritage que ce que ma génération et la précédente (Claveloux, Munoz, Crépax, Buzzelli, Cabannes et tous les dessinateurs sachant ce que dessiner veut dire…) auraient pu transmettre, semble avoir été coupé court.
J’avais avec moi un livre de François Cusset Contre-discours de Mai (Actes Sud), qui m’a beaucoup soutenue dans cette épreuve… “Interrompre l’héritage, ne rien laisser derrière soi, enterrer ou réduire en cendres ce qu’on ne voudrait pas voir changer de mains”, y ai-je lu. J’en avais le résultat sous les yeux !
Mais le pire a été évité ! Les penseurs et dessinateurs critiques suppôts du goulag furent efficacement mis hors d’état de nuire dans les années 80, on peut désormais exploiter le cheptel en toute liberté !
Reste pendante la question du rôle de l’image narrative pour aliéner ou libérer, aider à grandir ou maintenir dans l’immaturité tout un peuple. “… Ils sont les nouvelles cohortes des créatifs (…) ils n’en sont pas moins les petites mains mal payées d’un capitalisme culturel et cognitif qu’ils engraissent pour leur malheur”, écrit encore François Cusset, p. 56, dans son “contre-discours".
Dans un tel contexte plus rien ne semble répondre à la subjectivité des gens comme moi et la déshérence semble la seule perspective, ce qui est “une excellente chose pour tous les officiers recruteurs, quel que soit le parti qui les paie”. Nous sommes désormais à des années lumière ou plutôt des années ténèbre de cette ‘indissociabilité nouvelle, l’enchevêtrement absolument inédit de la fête et de l’hyperconscience sociale, de l’allégresse , de la politique, du sexe et de la guérilla…” En écrivant cela je me souviens avec nostalgie d’une autre fête “ vite arrachée à son contexte politique et remise en jeu bientôt dans les structures de la domination.” F.C., p. 65.
Le “dessineux” de 2009, contrairement à celui de 68 et des 10 années qui ont suivies, fait, ou on lui dit de faire, et rien ne dépasse des cases ni de leur contenu, aussi stéréotypé qu’ artificiellement dessiné. Ils sont tous bien rangés dans leur enclos, derrière leurs tables, tenus en laisse par quelques maigres saucisses et face à un public à leur image : soumis, infantilisé, abêti ; serviteurs volontaires du “goulag-mou” (comme dirait mon ami Jacques Mondoloni) ; travaillant toujours plus pour gagner moins et se croyants libres, « Arbeit macht frei. »
Plus rien de festif, ni d’insolent ; disparue l’hyperconscience sociale, vaporisés l’allégresse, la politique et même le sexe, hormis celui des prédateurs qui nous gouvernent, qu’ils s’appellent Clinton, Berlusconi ou Frédéric Mitterrand. A ce sujet, après que la gauche caviar eut pendant 15 ans sodomisé le “peuple de gauche”, voici que Frédéric Mitterrand, non content d’étaler sa “mauvaise vie” dans les vitrines des librairies, cherche maintenant à nous émouvoir en expliquant que le “viol” tarifé des pauvres types croupissants dans les bordels thaïlandais, lui a servi à “apaiser ses tourments d’homosexuel mal assumé” (le pauvre ! Comme on le plaint !).
Comme l’écrit pudiquement la journaliste Mona Cholet, “S’abriter derrière son statut d’artiste pour justifier cet usage consolatoire de plus faible que soi ne va pas sans poser quelques problèmes. Frédéric Mitterrand se trouve en position de dominant non seulement parce qu’il paie un jeune Thaïlandais pour que celui-ci se mette au service de son désir (« I want you happy » : comme c’est touchant), mais aussi parce qu’il en fait ensuite un livre, dont la puissance littéraire n’a pas échappé à nos chevronnés esthètes braves patriotes, et dans lequel il projette sur le jeune homme les sentiments qui lui conviennent, avec cette étonnante capacité à se raconter des histoires que manifestent les clients de la prostitution (« Le fait que nous ne puissions pas nous comprendre augmente encore l’intensité de ce que je ressens et je jurerais qu’il en est de même pour lui » – voir les extraits sur le site du Monde). La tendance actuelle à la délégitimation et à l’effacement de la subjectivité des dominés peut d’ailleurs s’observer dans des domaines très différents.”
A un tout autre niveau, l’effacement progressif de tout un pan de la subjectivité des auteurs de bandes dessinées et notamment (surtout) de ceux d’origine populaire, ne participe t-il pas du même processus ?
Nous revoici donc pris dans les clôtures policières bien plantées et bien gardées, et ce n’est pas la paralysie des derniers esprits critiques en fauteuils roulants qui pourront nous sauver. Reste nous-mêmes !
Et pour finir, un bout de poème :
J’en ai tant vu qui s’en allèrent
Ils ne demandaient que du feu
Ils se contentaient de si peu
Ils avaient si peu de colère
J’entends leurs pas j’entends leurs voix
Qui disent des choses banales
Comme on en lit sur le journal
Comme on en dit le soir chez soi
Ce qu’on fait de vous hommes femmes
O pierre tendre tôt usée
Et vos apparences brisées
Vous regarder m’arrache l’âme
…
Votre enfer est pourtant le mien
Nous vivons sous le même règne
Et lorsque vous saignez je saigne
Et je meurs dans vos mêmes liens
Quelle heure est-il quel temps fait-il
J’aurais tant aimé cependant
Gagner pour vous pour moi perdant
Avoir été peut-être utile
C’est un rêve modeste et fou
Il aurait mieux valu le taire
Vous me mettrez avec en terre
Comme une étoile au fond d’un trou
Louis ARAGON