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Chantal Montellier

INTRODUCTION

"C’est pour envoûter le gibier et garantir le succès de la chasse que les hommes préhistoriques dessinaient sur les parois de leur caverne. Tout le monde sait ça. Et personne ne met en doute l’efficacité du procédé. L’artiste est un magicien, c’est bien connu (…).

Certes une page de journal est plus légère qu’un pan de roche, et la tribu est en plein essor démographique, mais cela change t-il les données du problème ?

Je prétends que les dessinateurs actuels perpétuent les rites de leurs ancêtres. Je le prétends et le prouve.

Savez-vous pourquoi la majorité silencieuse est aussi répugnante dans ses ébats sexuels que gastronomiques ? Parce que Tomi Ungerer a manqué de grâce en la dépeignant. Pourquoi le racisme continue de s’épanouir partout avec une telle santé ? Ne cherchez pas, c’est à cause de Robert Blechman et Edward Gorey. C’est Folon qui fabrique des villes invivables, c’est Podwal qui exécute les athlètes israëliens à Munich, c’est Mihaesco qui enferme les intellectuels dans les cliniques psychiatriques… et je l’avoue à ma grande honte, c’est moi qui ai fait guillotiner Buffet et Bontemps et quelques autres dans notre beau pays de France.

La liste est trop longue pour être énumérée en entier. J’espère vous avoir convaincu. Car il convient d’agir sans tarder pour mettre un terme au scandale : les artistes mettent le monde à feu et à sang, il faut que ça cesse.

Le remède est simple. Il suffit de nettoyer les murs de la caverne, de proscrire les dessins dans les journaux. Pour un monde propre, pour un monde juste, pour un monde nouveau, je vous en conjure, rétablissons l’inquisition !

Luttons contre la sorcellerie. Contre les pouvoirs occultes. Mort aux envoûteurs !”

Roland Topor

07 .01. 1974


Engagez-vous, qu’ils disaient

Topor ne croyait peut-être pas si bien dire à l’heure où des bibliothèques dressent des listes noires (cf : la bibliothèque de Hull, au Québec), sans parler de toutes les censures "douces" comme celle, entre autres, du non achat.

Il écrivait ces lignes en 1974, année où pour la liberté d’expression des dessinateurs, et même de quelques dessinatrices, tout semblait encore possible.

Le vent de révolte qui souffla en 68 porta haut et loin le "cri des citoyens" comme on appelait le dessin politique vers 1830 : débuts de la Caricature et du Charivari pour lequel Daumier fournit quelques 4000 dessins en près de 40 ans.

Avant lui il y eut Goya, après lui Georges Grosz dont le travail de dessinateur relevait des même intentions. Ces gens-là étaient plus que de simples caricaturistes : d’authentiques artistes.

On était bien loin des graphitis baclés et des brochettes de "gros nez" qui ornent à n’en plus finir les articles de nos journaux où le culte de la laideur et de la dérision ajouté à celui de l’euphémisation semblent les seuls permis. Loin des mickeys et autres peanuts, l’humanité représentée avait, sous le crayon de nos paires du XIXe siècle, encore figure humaine.

La photo, seule, nous parle aujourd’hui noblement du corps et en est le miroir "objectif" ; au dessin ne revient plus que le rôle de distraire, de faire rire, ricaner surtout. Même Cardon a pour mission de nous divertir quand son style tout entier revendique celle de nous inquiéter.

Goya, Daumier, Grosz… Chaque époque à son dessinateur, son miroir. Nous aurons eu, entre autres, Wolinski.

Beaufesque, malin, opportuniste, rondouillard, lubrique, narcissique, trivial, maladroit et satisfait. En un mot : bourgeois.

Les peuples ont les dessinateurs et les miroirs qu’ils méritent.

C’est vers 1974 que j’ai commencé à publier des dessins de presse et des bandes dessinées sans avoir tout à fait conscience que je mettais les pieds sur des territoires quasi exclusivement masculins.

J’avais l’embarras du choix : Charlie Hebdo et Mensuel, Hara Kiri, Métal Hurlant, le Canard Sauvage, Pilote, l’Echo des Savannes, A Suivre, le Psikopat, Fluide Glacial… J’en passe, sans parler de tous les journaux d’opinion qui eux aussi faisaient une place non négligeable aux "cris des citoyens".

Que reste-t-il aujourd’hui de tout ces titres et quelle place pour ces cris ?

Plus grand chose pour ne pas dire rien.

L’unique journal de bandes dessinées féminines qui vit jamais le jour, Ah Nana, a été tué par la censure au neuvième numéro. Pas le temps pour le "cri des citoyennes" de se faire beaucoup entendre. Il fut interdit pour une pornographie qu’il ne contenait pas, alors que partout ailleurs elle débordait. A croire que les censeurs avait parti(es) lié avec les maquereaux de l’édition ?

Il y a quelques années, le film de Virginie Despente a été retiré des salles pour pornographie lui aussi, alors qu’il n’en contient guère lui non plus. C’est bien davantage un film social, et un film de vengeance par le sexe, celui prolétaire et humilié des deux héroïnes, qu’un film porno.

Ce film-là fut interdit, alors que les cinémas regorgent de films authentiquement pornos.

Qui a peur des images de femmes sur ces sujets-là ? Les hommes ? La société toute entière ? L’Ordre des loups ?

Quelle part, quelle place, pour l’imaginaire, le graphisme féminin, dans une société où les fantasmes masculins dominent de manière tellement écrasante et quasi totalitaire l’ensemble du marché ? Une société où les langages graphiques trop singuliers sont devenus une incongruité, presque une hérésie, et sont suspectés d’infirmité et d’insalubrité mentale, et où publicités, clips, images virtuelles et de synthèse, mangas et érotisme de commande, dévorent l’essentiel de l’espace. De l’espèce.

Quelle part ? Quelle place pour des oeuvres féminines singulières ? Autonomes ? Privées comme nous le sommes de supports variés et mixtes, d’accès aux médias, de chambres d’échos. De reconnaissance.

Restent les parois de la grotte, les murs de la chambre ?

"Nous allons être renvoyés aux catacombes" prophétisait l’un de mes confrères il y a vingt ans.

C’est pour tenter de répondre à ces questions que je me suis mise à écrire un récit autobiographique. Il s’intitule La Reconstitution, est sorti en janvier 2015 chez Actes Sud qui refuse de faire le T.2 pour des histoires de grossous, (ils sont si pauvres !!!)

Achetez le, sinon… volez le ! Comme disait le professeur Choron pour Hara kiri.